Signée Christine Letailleur, une adaptation aussi juste que brûlante du roman épistolaire Les Liaisons dangereuses, d’après Choderlos de Laclos, dominée par le couple formé par Dominique Blanc et Vincent Pérez, Merteuil et Valmont.
Ils courent, ils courent, Merteuil et Valmont. Sinon sur le plateau, du moins dans leur cerveau. Se défiant, s’entraînant, s’entraidant, ils courent à leur perte, pris au piège de leur jeu pervers de séduction et de domination, de vengeance… et, peut-être, d’amour.
Après s’être confrontée à Sade, en 2007, avec La Philosophie dans le boudoir, à Sacher-Masoch, en 2008, avec La Vénus à la fourrure, Christine Letailleur aborde, avec le même brio, les Liaisons dangereuses.
Tout un petit monde complote et grouille
Signant elle-même l’adaptation de ce roman épistolaire, elle en propose une mise en scène d’une fidélité exemplaire à l’esprit comme à la lettre, laissant toute leur place aux missives échangées, écrites par leur auteur ou lues par leur destinataire, face au public. Mais aussi jouées, mises en réplique en un mouvement de pur théâtre, à la fois parlé et opératique, partitions du XVIIIe siècle à la clé.
Dans les recoins d’une vaste demeure à étage et balcon, tout un petit monde complote et grouille. Trouant la sombre façade, portes et fenêtres sont propices à d’incessantes apparitions, disparitions, réapparitions.
Chacun s’y poursuit, s’y évite, s’y cherche, s’y heurte, s’y retrouve : marquise, vicomte, « chasseur » entremetteur, innocente demoiselle de Volanges, sage et pieuse présidente de Tourvel – toutes deux subornées, abandonnées.
L’art d’un langage porté au plus haut
Pour faire entendre pleinement le texte, mettre en exergue l’art d’un langage porté au plus haut en cette époque des Lumières (qui est aussi celle de Sade et de Marivaux), Christine Letailleur n’en accorde pas moins une part belle à la vie qui court, à la sensualité frémissante qui se dégage des propos et gestes, quand les corps s’abandonnent aux caresses.
Réunie par Christine Letailleur, la distribution se révèle brûlante, donnant leur relief à chacun des protagonistes : Fanny Blondeau, Cécile de Volanges sacrifiée sur l’autel de la débauche ; Julie Duchaussoy, Madame de Tourvel aussi sublime que pathétique ; Stéphanie Cosserat, l’inénarrable courtisane libertine ; Richard Sammut, l’industrieux chasseur aux faux airs de Sganarelle…
Enfin, Dominique Blanc et Vincent Pérez. Elle, Merteuil, magnifiquement impériale et calculatrice mais aussi femme qui se veut libre. Lui, Valmont, tout aussi roué, mais plus fragile, rattrapé malgré lui par les feux de l’amour. Tous deux couple maudit. Couple d’anthologie.
Il y a vingt ans, François Le Pillouër créait Mettre en scène, festival qui liait artistes confirmés et jeunes inconnus, venus de France ou d’ailleurs. Cette année, depuis le 3 novembre et jusqu’au 9 décembre, vingt productions se succèdent.
À l’orée de la manifestation, le premier travail d’un jeune homme de bonne famille, Arthur Deschamps. On le connaissait comédien (il joue d’ailleurs dans Trissotin, mis en scène par sa mère, Macha Makeïeff, au TGP-Saint-Denis, jusqu’au 29 novembre). Le voici chef de troupe. Ils sont dix, dans Les Métronautes, dont un percussionniste qui a le sens de l’humour, Nicolas Fenouillat. En complicité avec Nour Caillaud pour l’indispensable chorégraphie, le jeune Deschamps précipite sa bande dans une rame de métro et imagine des scènes burlesques qu’il règle avec esprit. Mais un esprit encore un peu trop marqué par ses illustres parents.
La singularité a toujours caractérisé les choix et les mises en scène de Christine Letailleur. Le méconnu Hinkemann d’Ernst Toller, avec Stanislas Nordey, a été l’un des spectacles les plus remarquable de la saison dernière. Avec Les liaisons dangereuses, elle aborde un chef-d’œuvre très connu de la littérature française. Ce roman épistolaire publié en 1782 connut immédiatement un succès phénoménal. L’ouvrage continue de fasciner, et il a toujours intéressé les cinéastes et les hommes de théâtre. Quand Heiner Müller compose Quartett ou que Christopher Hampton élabore une adaptation, les personnages de Pierre Choderlos de Laclos hantent bien des imaginaires.
Du furtif, du mystère
Christine Letailleur, curieuse des textes qui tressent furtivement les constructions de l’esprit et les projections d’un rapport au monde sensuel jusqu’à la sauvagerie – de Sade à Duras en passant par Sacher-Masoch -, ne pouvait qu’en venir Laclos.
Son adaptation est puissante parce qu’elle est simple. Elle va chercher le théâtre où il se trouve : dans l’écriture même des lettres, dans la distance que suppose le jeu de la correspondance et dans la manière dont les protagonistes, la Marquise de Merteuil et le Vicompte de Valmont, manipulent et, littéralement, se mettent en scène. Les Liaisons ne sont rien d’autre que le déploiement d’une grande machinerie dramatique. Le regard, ce regard dont il est tant question dans les lettres échangées, est un regard de scrutateur aux aguets, mais aussi un regard de spectateur. C’est ce que laisse affleurer le texte de Christine Letailleur. Et, fidèle, respectueuse, elle n’écrase pas les lettres. Elles sont là, on les voit. Elles sont présentes sur ce plateau sans autre élément scénique qu’une méridienne et un fauteuil. Lettres dérobées, lettres glissées sous une porte, lettres chiffonnées.
Excellente directrice de jeu, elle a réuni de très bons interpètes. On retrouve Karen Rencurel, la vieille Madame de Rosemonde, on découvre Fanny Blondeau, électrique Cécile de 14 ans surveillée par sa rigide mère, Véronique Villmaers. On admire la tenue de Julie Duchaussoy, Madame de Tourvel si tourmentée. On est touché par la candeur sincère du Danceny de Madame Garcie-Kilian. Le curé de Guy Prévost est savoureux, Stéphanie Cosserat est une coquine courtisane et, dans le rôle dessiné pour lui d’une sorte de Sganarelle auprès de son Don Juan de maître, Richard Sammut s’amuse.
L’espace est assez neutre, des murs d’un gris taupe, un escalier, une coursive, des fenêtres qui donnent à voir ou dérobent des portes. Il faut du furtif, du mystère. Il y a quelque chose d’un château gothique dans cette austérité transfigurée par les splendides lumières de Philippe Berthomé, le son subtilement travaillé de Manu Léonard, les costumes éblouissants de Thibault Welchlin qui laisse voir l’enfermement rigide du corps des femmes et la souplesse accordée aux hommes.
Dominique Blanc est Merteuil. Une artiste au sommet de son art, rayonnante et belle, mystérieuse comme une impératrice qui décide de tout et jouit de sa joute avec Valmont. Vincent Perez est magnifique, libre et virevoltant, précis, séduisant. Tous deux sont à la fois inquiétants dans la complicité des personnages et charmeurs dans le jeu. Leurs timbres se répondent, dans l’harmonie et l’adversité. C’est beau aussi musicalement ! Il y a de la jubilation dans l’air ! Celle des personnages, celle des deux artistes, merveilleusement accordés.
La nouvelle est extraordinaire. Choderlos de Laclos a non seulement écrit Les Liaisons dangereuses, un roman épistolaire, mais il a en aussi donné une version théâtrale. Travaillant dans les archives de l’auteur pour en savoir plus sur ce roman qui l’obsède depuis l’adolescence, Christine Letailleur est tombée sur le manuscrit de cette adaptation qu’elle vient de mettre en scène avec une distribution éblouissante emmenée par Dominique Blanc (Merteuil) et Vincent Pérez (Valmont).
Où il est question d’une pièce cachée
Notre XVIIIe siècle, magnifique temps où la langue française se vautre dans la volupté de son phrasé, dans la perversité de ses temps grammaticaux, dans les vertiges de ses tournures langagières, s’enrichit donc d’une pièce inédite, et l’une des plus belles qui soient. Certaines mauvaises langues jalouses et fétides prétendront que ce n’est là qu’infâme supercherie, que cette pièce n’existe pas. Que ce roman, le plus pervers qui soit autant dans les mœurs de ses personnages que dans l’excellence du récit de leurs œuvres, a porté au firmament des lettres le roman épistolaire, donnant ses plus beaux atours à un genre qui fut une mode et reste un mystère.
Et que donc, ce roman unique, traduit en bien des langues, ayant comblé les fantasmes de millions de lecteurs, se suffit à lui-même. Et qu’en conséquence on a avantage à le lire plusieurs fois dans sa vie, et ceci, particulièrement si l’on est femme, car de la petite Volange (15ans) à la vieille Rosemonde (quasi centenaire), le roman traverse le corps des femmes à tous les âges plus que celui des hommes.
Soit. Tout cela est vraisemblable, tangible, et on ne peut que s’y résoudre. N’empêche. N’empêche, cette pièce, je l’ai vue, montée sur la scène du Théâtre national de Bretagne par Christine Letailleur et il m’a semblé qu’elle prenait comme naturellement sa place dans cette vaste saga du répertoire français, après le Dom Juan de Molière au siècle précédent, La Dispute de Marivaux moins d’un demi-siècle auparavant, à l’heure où le Marquis de Sade, emprisonné, noircit du papier et avant que n’apparaissent, plus près de nous, Georges Bataille, Pierre Klossowski ou Roger Vailland qui écrivit de belles pages sur Choderlos de Laclos et dont les exquis Ecrits intimes vagabondent sans relâche dans le libertinage cher à Merteuil et Valmont.
Une oralité en creux
Mais admettons. L’adaptation de Christine Letailleur, puisqu’il faut parler ainsi, constitue une sorte de miracle. C’est une pièce avec intrigues, personnages plus ou moins principaux, dénouement surprenant comme on en écrivait naguère. Mais c’est une pièce qui se souvient avoir été un roman par lettres et ces dernières seront des personnages-accessoires à part entière du spectacle. Un roman épistolaire n’est plus tout à fait un roman, c’est du théâtre qui ne dit pas son nom, c’est un jeu d’adresse (et dans le cas des Liaisons dangereuses, il faut considérer ce mot dans tous ses sens), c’est une parole couchée sur le papier. Que ce tressage de voix ait fasciné tant de cinéastes et de gens de théâtre n’est pas étonnant.
L’adaptation s’empare de cette parole en instituant des dialogues là où dans le roman épistolaire les personnages se parlent en différé, de lettre en lettre. Elle met non seulement à jour l’oralité du texte au creux de sa langue qui est d’autant plus cinglante et impitoyable qu’elle est élégante et virtuose, mais elle l’orchestre et le spectacle, lui, offre l’écrin des corps.
La belle perversité des Liaisons dangereuses, c’est que Laclos, excepté au dénouement, donne raison aux libertins, à leur cynisme mais tout autant à leur lucidité implacable contre les puritains, leur bienséance et leurs règles. Les uns libèrent la femme et les autres l’assujettissent dans une obéissance muette à des parents puis au mari qu’on lui a choisi. Ce qui fut le cas de Merteuil avant sa révolte.
Le théâtre, qui est fait de chair, montre conjointement l’entrave du corps de la femme, dont les robes à balconnet avec leur éprouvante structure et corsets sont faites pour contraindre le corps. Christine Letailleur souligne ce point crucial qui détermine la physique du rapport entre le Vicomte de Valmont et la Marquise de Merteuil.
Des acteurs magnifiques
Equipée ainsi, Merteuil ne peut guère gambader et virevolter. C’est un corps le plus souvent fixe, face au public. Une forteresse habitée par un stratège militaire. Laclos, militaire de carrière, a sans doute beaucoup mis de lui-même dans l’intelligence calculatrice de Merteuil qui parle de ses amants comme des figures d’un jeu d’échecs dont elle a dicté les règles où elle a toujours un coup d’avance. C’est une intelligence sur pied, qui s’active intérieurement et dont témoignent extérieurement le rythme de ses phrases fait de suspensions et d’accentuations, le mouvement de ses bras et de ses mains (prolongé ici et là par un éventail) et celui de son visage, seules parties de sa physionomie laissées en liberté.
Tout cela est porté magnifiquement par l’actrice Dominique Blanc au sommet de son art. En face d’elle, Valmont est joué par un Vincent Pérez qui retrouve le théâtre avec fougue comme un chien trop longtemps tenu en laisse qu’on libère. Il est magnifique lui aussi, par d’autres voies. Il va, vient, court, chaloupe, semble danser en marchant. Les deux acteurs forment un couple inoubliable.
Et puis il y a les autres personnages du roman, au grand complet. Citons la très jeune Cécile de Volanges, figure sadienne de l’innocence pervertie (explosive Fanny Blondeau, tout juste sortie de l’école de Liège). Madame de Tourvel, femme mariée qui résiste avant de s’effondrer (troublante Julie Duchaussoy qui travaille régulièrement avec Christine Letailleur). A Madame de Rosemonde, femme âgée, gardienne des lois et de la religion (Karen Rencurel, actrice qui fit partie de l’aventure du Théâtre de l’Aquarium dont on fête cette année les 50 ans), Letailleur confie un dernier tour de passe-passe.
Comme dans le roman, c’est à Madame de Tourvel que le chevalier Danceny (homme constamment instrumentalisé et victime de son amour sincère pour Cécile de Volanges, rôle interprété avec abnégation par Manuel Garcie-Kilian) confie la correspondance entre Merteuil et Valmont que ce dernier lui a confié dans l’espoir de triompher post-mortem. Que devient cette correspondance ? Dans le roman, rien n’est dit. Dans le spectacle, madame de Rosemonde décide de garder ces lettres « comme un secret », de les emporter avec elle dans son « tombeau ». Ce qui nous renvoie à la « préface du rédacteur » du roman épistolaire disant avoir été chargé de mettre en ordre cette correspondance « par les personnes à qui elle était parvenue » et qui avaient « l’intention de la publier ». Qui ? Le mystère (factice bien entendu) ne fait que s’épaissir.
Autre ajout, par amplitude, le rôle du chasseur Azolan. En arrière-plan dans le roman, il intervient régulièrement dans le spectacle, tel un Sganarelle au service d’un Valmont-Dom Juan, apportant une bouffée d’air plébéienne, et un côté farcesque porté par l’acteur Richard Sammut qui se régale et nous régale.
Des corps et des robes
Le plaisir que l’on a, en lisant le roman, à passer de lettre en lettre serait fastidieux à reproduire tel quel sur une scène. Christine Letailleur en garde cependant le parfum, plusieurs lettres sont lues. Et elle déplace la position du lecteur à celle d’un spectateur dans une complicité que Merteuil et Valmont entretiennent, de fait, avec lui. On assiste à leur joutes oratoires sur fond d’amitié amoureuse et d’orgueil, mais surtout on est témoin des stratagèmes qu’ils échafaudent, des pièges qu’ils tendent et on assiste, complices, à l’accomplissement de leurs forfaits, on suit pas à pas l’effondrement de la jeune marquise de Tourvel, au retournement de la gracile Cécile de Volanges, on observe en direct l’amour qui touche enfin Valmont, et conjointement on tutoie à vue la jalousie de Merteuil.
Le roman se passe dans un espace dont la figuration non dite est laissée à l’appréciation du lecteur. Si Christine Letailleur a pris grand soin des costumes (beau travail signé Thibaut Welchlin) en les liant à l’époque car ils déterminent le rapport au corps, avec raison elle a voulu s’en tenir (avec son scénographe Emmanuel Clolus) à un décor neutre, fonctionnel (portes, escalier, ouvertures) dans ses formes et ses couleurs avec, furtivement l’adjonction d’un accessoire (sofa). Les couleurs vives sont celles des robes couvrant tout le corps, si bien que l’apparition d’un mollet ou d’un dos nu provoque comme des déflagrations.
Le texte de l’adaptation est paru aux éditions Les Solitaires intempestifs, 182 p.
Dominique Blanc et Vincent Pérez sont les vedettes d’une adaptation fabuleuse du roman épistolaire de Choderlos de Laclos.
Nous sommes inconditionnels du roman épistolaire libertin de Choderlos de Laclos, réjouissant d’insolence dans la France pudibonde du XVIIIe siècle. Nous avions adoré les adaptations truculentes à l’écran de Stephen Frears et de Milos Forman. C’est dire à quel point notre impatience était grande de découvrir le travail de Christine Letailleur qui présente, jusqu’au 18 mars au Théâtre de la Ville, sa version (texte et mise en scène) du duel iconoclaste entre la marquise de Merteuil et le duc de Valmont. En un mot : magnifique ! Tissage de lettres lues (quelques-unes) et de dialogues savoureux, cette pièce est un délice de A à Z, qui fait sembler trop courte même sa durée de deux heures quarante.
Prenez le jeu d’acteurs : aucune approximation dans ce ballet à 10, réglé au cordeau. Aux avant-postes, Dominique Blanc, en marquise de Merteuil vengeresse, joue à merveille le machiavélisme décomplexé qui finit par échouer sur l’écueil de la honte. Vincent Pérez (le beau gosse du « Cyrano » avec Depardieu) est parfait en Don Juan fanfaron, qui finira piégé par ce jeu dangereux du mépris. C’est là l’un des ressorts de l’oeuvre de Laclos : cohabitent dans ce texte majeur de la littérature française à la fois le plus grand des cynismes et la foi la plus pure dans l’amour. Oui, l’un triomphe sur l’autre si l’on en croit la fin tragique de ceux qui défient la loi du coeur. Mais quel plaisir inouï que cette liberté militante qui défie les prudes et les censeurs.
D’ailleurs, Christine Letailleur n’hésite pas — et on la remercie — à insuffler de franches tranches de rire, à travers les outrances d’une vierge bébêtte ou d’un valet vénal. Applaudissons aussi le scénographe, qui fait naviguer ce joli monde en costumes — et quels costumes ! — dans un décor aussi sobre que magique, dans lequel, sur deux étages, apparaissent et disparaissent les protagonistes, à travers fenêtres ouvertes et portes dérobées, dans un somptueux clair-obscur.
Bref, absolument rien à redire à ce spectacle total. Sauf que l’on regrette amèrement qu’il soit programmé si peu de temps à Paris. Croisons les doigts pour que d’autres théâtres permettent à davantage de spectateurs de partager notre plaisir.
Les épistoliers mondains du siècle des Lumières, mondains nobles ou grands-bourgeois, imprégnés des valeurs de leur classe, voient en l’écriture-désinvolte, nuancée et élégante – qui est la leur, un divertissement qui les sauve de l’oisiveté. L’officier Choderlos de Laclos, brut mais sagace et fidèle époux, scrute dans ses Liaisons dangereuses (1782) les rapports amoureux, et analyse l’art de la séduction jusqu’à pratiquer une science de l’observation machiavélique. Christine Letailleur, attentive à la vision critique et féministe des mœurs de l’époque, l’a adapté pour le théâtre.
La libertine marquise de Merteuil (mise en abyme de la metteuse en scène et de l’auteur) examine la situation et élabore des stratégies avec le séducteur et vaniteux Valmont, (Vincent Perez en bel illusionniste jovial). Pour avoir étudié son propre cœur, la dame explore celui des autres, et fait des hommes le jouet de ses fantaisies : «Mon premier soin fut celui d’acquérir le renom d’invincible. Pour y parvenir, les hommes qui ne me plaisaient point, furent toujours les seuls dont j’eus l’air d’accepter les hommages… J’ai pris mille et une précautions pour garder intègre ma réputation… »
Ces êtres affranchis des infernales conventions, font de l’exercice d’une langue spontanée, l’expression personnelle d’une exploration de l’âme et d’une ouverture au monde. Emmanuel Clolus et Christine Letailleur ont imaginé une scénographie somptueuse, entre ombres et lumières, vaste espace de châssis colorés, clairs ou sombres avec, à cour, un escalier ancien qui rejoint une coursive aérée et de nombreuses portes et fenêtres sur la scène comme à l’étage, propices aux apparitions/disparitions et portraits fugitifs arrêtés dans l’embrasure d’une alcôve… Théâtre dans le théâtre, servi par les subtils éclairages aux bougies de Philippe Berthomé, avec des ombres dont on saisit le reflet sur un mur, ou avec une pinceau de lumière sur les velours rouge et les dorures d’une loge de théâtre.
Le jeu des comédiens se veut libre et vif, baroque parfois quand, par exemple, la jeune Cécile de Volanges (Fanny Blondeau) pousse des cris aigus de douleur, ou quand l’amoureuse Madame de Tourvel (Julie Duchaussoy) gît sur le sol, minée par une souffrance indicible, après que son amant volage (mais amoureux pour la première fois), ait rompu avec elle, contraint par la dominatrice Merteuil. Dominique Blanc, gracieuse, héroïne fascinante qui combat pour la liberté et la reconnaissance de son sexe, irradie le texte. En femme de tête détournant les codes de la société, grâce à la dissimulation et à la séduction, grâce aussi à une savante pratique du mensonge et du jeu de sentiments. Portant avec dignité une robe à panier -et parfois le panier sans la robe- (costumes magnifiques de Thibaut Welchlin), la Merteuil, d’abord contrainte, le dos droit et les deux bras posés délicatement sur la soie, tient à la main, accessoire ultime, un éventail; statue vivante, à la voix posée et tonique, elle lève parfois le bras, dessinant des diagonales souples, et invectivant peut-être le ciel et ses amours fuyantes. Vincent Perez, en habit élégant, ressemble à l’amoureux qui tire précipitamment le verrou dans le fameux tableau de Fragonard (1776) et dans une gestuelle savante, esquisse des mouvements du corps, par-delà les règles. Les anciens amants, aujourd’hui complices et en même temps rivaux, ont détruit les illusions amoureuses des plus jeunes : l’ingénue Cécile de Volanges et son amant Danceny (Manuel Garcie-Kilian) qui s’adonnent à un joli et malicieux menuet. Ce duo d’experts en sexualité ne se fait pas moins la guerre sur un champ de bataille où chacun livre à l’autre, sa proie du moment. La version théâtrale de Christine Letailleur insère des lettres de ce roman épistolaire et des dialogues.
Le spectacle révèle la contemporanéité vive des rapports passionnels de domination mais aussi les conflits de générations. Dans une société minée (la Révolution de 1789 est imminente !), la critique du libertinage n’offre aucune morale, entre lyrisme amoureux ou cynisme libertin… Richard Sammut, le chasseur de Valmont, apporte un souffle plébéien et libertaire bienfaisant à cet enfermement des bien-nés. Autobiographie et introspection, merveilleuse gaieté d’être au monde, interrogations métaphysiques, ces libres sentiments et réflexions révèlent ici une intimité très noire des âmes.
Roman épistolaire parmi les plus célèbres de la littérature française « Les Liaisons dangereuses » de Choderlos de Laclos (1782) n’en est pas à sa première adaptation : cinéma, manga… et théâtre. D’emblée, celle que nous propose Christine Letailleur au Théâtre national de Bretagne frappe par sa clarté, son rythme enlevé digne d’un film de cape et d’épée. Et par sa volonté de dire tout à la fois les passions libertines, la belle langue du XVIIIe siècle et la lutte des femmes qui perdure au XXIe. L’adaptatrice-metteure en scène alterne les répliques nerveuses et les longs monologues, en gardant comme fil rouge les lettres que s’échangent les protagonistes de cette joute des sexes.
Superbe Dominique Blanc
Concentrée sur les personnages, leurs gestes et leurs mots, elle les fait évoluer dans un décor presque fantôme – une forme de maison à étages aux grandes portes dérobées – éclairé d’aubes pâles, de soleils cuivrés ou d’une simple bougie. Semblant sortis du livre fraîchement écrit, ces derniers portent des vêtements de soie colorée, reflet de leur coquetterie, de leur humeur érotique ou belliqueuse. Les deux marionnettistes de l’amour, Merteuil et Valmont s’en donnent à coeur joie, programmant dans l’ombre le débauchage de la jeune pucelle Cécile de Volange, de la prude présidente de Tourvel ou du naïf chevalier Danceny. Le projet n’aurait pas vu le jour si Christine Letailleur n’avait pas trouvé « sa » Merteuil et « son » Valmont. Dominique Blanc est superbe de bout en bout, aussi sensuelle que cruelle, elle est cette marquise révolutionnaire, farouchement attachée à sa liberté, qui place son combat pour l’égalité au-dessus de l’amour. Chacune de ses entrées en scène est une apparition. Vincent Pérez est un fringant vicomte, un « superlibertin » éclatant d’une jeunesse éternelle, séducteur grisé par son abus d’alcôve. Trop maniéré au début, il gagne en épaisseur et en intériorité au fil de la représentation. Le couple est bouleversant quand il se déclare la guerre à la fin. Le reste de la distribution est dominé par la composition élégante et sobre de Julie Duchaussoy (Mme de Tourvel).
La progression dramatique est parfaitement maîtrisée, jusqu’à cette implosion de l’amour, où les héros se disloquent et avec leurs passions. Sans paix des braves, la guerre des sexes ne peut mener qu’au néant.