Frank Wedekind, l’homme qui décortiquait les femmes
Christine Letailleur présente pour la première fois sur une scène française, « Le Château de Wetterstein », pièce de Wedekind réputée injouable.
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Deux femmes folles de leur corps
Lulu, Effie. Deux histoires de femmes en quête d’elles-mêmes. Chacune finissant par la mort de l’héroïne sous le regard du père (réel pour Lulu, fantasmé pour Effie). La vie de Lulu s’abrège à Londres dans un taudis sous le couteau de Jack L’éventreur. Celle d’Effie s’interrompt dans un château devenu bordel, quand elle avale le poisson mortel qu’un client argentin avait apporté pour lui.
Mais si Lulu, de déchéance en déchéance et d’homme en homme, finit par se prostituer pour trois fois rien, Effie choisit la prostitution par fierté et son dernier client paie cent mille dollars pour l’avoir à son service.
Wedekind n’a pas son pareille pour décortiquer le coeur et le corps des femmes, le jeu (théâtral) de leur séduction, « nous autres femmes sommes par nature des actrices nées, car on ne rend pas un homme heureux avec de la sincérité » dit Léonore à sa fille Effie.
Wedekind, l’amour des femmes et des actrices
Auteur précoce (à 13 ans il écrit une pièce en 8 actes), Wedekind fut à la fois acteur, auteur et metteur en scène. Séjournant à Paris de 1892 à1894 (l’année de ses trente ans), il fréquente les milieux du spectacle et des boites, croise Frida Strindberg (avec laquelle il aura plus tard un enfant) et son mari August (le dramaturge), Lou-Andréas-Salomé (elle se serait refusée à lui) et bien d’autres. A Leipzig il travaille dans une troupe qui monte l’une de ses pièces, on le retrouve emprisonné quelques mois dans la forteresse de Königsberg pour s’être moqué de l’empereur Guillaume II. Le voici homme à tout faire dans un cabaret munichois. Il épouse Tilly une actrice, le couple est engagé deux ans par Max Reinhardt avant d’être remercié. En 1910 les représentations de sa pièce « Le château de Wetterstein » sont interdites (trop sulfureux), six ans plus tard son adaptation de deux de ses pièces sous le titre de « Lulu », ne passe pas le cap de la première. On juge ses pièces « indésirables ». Mal opéré d’une appendicite en 1914, cet esprit libre meurt en 1918. Ces milieux qui traversent sa vie traversent aussi ses pièces.
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Effie ou l’éloge de la sensualité
Un mari (« je lui ai dit très franchement qu’en fin de compte, cela m’était totalement égale de savoir qui j’épousais, que ne pouvais pas lui garantir que j’étais faite pour le mariage »), des amants en pagaille avec comme horizon l’éloge de la « sensualité ». Mais encore une nuit, une seule, avec son beau père (qu’elle appelle « père ») et pour finir le choix de la prostitution. « Pour moi seuls comptent au monde les êtres rares, les êtres d’exception pour qui l’impossible devient possible » dit Effie.
Au début de la pièce c’est Léonore (Valérie Lang, parfaite) qui mène la danse, rencontrant puis épousant Rüdiger von Wetterstein qui a tué en duel il y a peu son précédent mari (Wedekind dit s’être inspiré de « Richard III » de Shakespeare). Comme dans « Lulu » tout au long de la pièce rôdent des personnages interlopes que les choix d’acteurs de Letailleur rendent encore plus attachants.
Le troisième acte se passe dans le château des ancêtres de Rüdiger devenu un bordel de luxe tenu par un certain Karl Salzmann, un homme d’affaires dont le sexe est l’entreprise. Effie est la reine de ce bordel où Salzmann emploie et supporte un prêtre défroqué, un étudiant voulant faire carrière d’humoriste, un expert en criminologie et un anarchiste qui au sous sol a aménagé un laboratoire où il prépare des bombes. C’est fouillis, bavard, cela part dans tous les sens à la lecture.
Une superbe et nécessaire adaptation
Letailleur avec raison, a considérablement adapté ce troisième acte. Comme elle a d’ailleurs adapté toute la pièce, coupant ici et là, explicitant certaines scènes en ajoutant des répliques, en condensant d’autres ou les intervertissant. Bref elle s’en est emparée. Avec amour pourrait-on dire.
Ce dense travail d’adaptation est constitutif de sa mise en scène (Letailleur signe aussi la scénographie) tout en glissements et dévoilements visuels et sonores. Avec une mise en valeur des petits rôles de servante ou de groom qui ne sont pas pour rien dans le charme de la représentation. Le début du spectacle, beau comme un Balthus, installe une atmosphère sombre, sensuelle et musicale qui perdurera jusque dans ses déchirements.
Dans le rôle d’Effie, Julie Duchaussoy, à peine sortie de l’école du Théâtre national de Bretagne (où elle a travaillé avec Letailleur), entre dans le théâtre par la grande porte. Tout comme un autre ancien de l’école, Laurent Cazenave, que Claude Régy a dirigé dans « Brume de Dieu », spectacle dont on parlera lors de sa prochaine venue à Paris.
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