« J’ai mis en scène Hiroshima mon amour en 2009 et je savais que je reviendrais à Duras. Sa littérature me fascine depuis que je l’ai découverte, lycéenne. Elle est hautement politique − Duras s’est engagée contre le colonialisme, la guerre d’Algérie ; elle a été signataire du Manifeste des 343… Et c’est aussi une écriture du corps, du désir, de la sensualité. Son œuvre sensible, puissante, est comme une « leçon de vie » − qui échappe à tout apprentissage formaté et dicible. J’aime ce que ses mots contiennent de « vécu ». Un barrage contre le Pacifique, qu’elle écrit en 1950, a connu un immense succès. Elle y parle de son enfance en Indochine française, où ses parents sont arrivés en 1912 et où elle est née. Après la mort du père, la mère, institutrice le jour, travaillera dix ans tous les soirs à l’Éden cinéma, où elle accompagne au piano la projection de films muets. Elle investira ensuite toutes ses économies dans l’achat d’une concession qui se révèlera inexploitable car chaque année envahie par la mer…
Vingt-sept ans après la parution du roman − l’année où sa mère aurait eu 100 ans −, Duras revient, avec L’Éden Cinéma, sur cet épisode des origines, fondateur, et elle choisit le théâtre. Elle a alors pleinement trouvé son style, inimitable, cette langue à la fois simple, épurée, qui, avec peu de mots, nous bouleverse. Ici, les deux enfants, Suzanne et Joseph, devenus adultes, nous racontent l’histoire de la mère, de sa vie. Ensemble, ils vont revisiter le temps de leur enfance, rejouer des scènes de leur jeunesse, retraverser la plaine de Kam, revoir les rizières… Présent et passé se croisent et se mêlent. C’est un voyage dans la mémoire « réinventée ».
Duras aimait citer cette phrase de Stendhal : « L’enfance est sans fin. » Mais pour autant, il ne s’agit en aucun cas d’idéalisation. L’Éden Cinéma parle d’un monde très dur où « la boue des rizières contient plus d’enfants morts qu’il n’y en a qui chantent sur le dos des buffles ». Vivant parmi les plus pauvres, la famille de colons blancs fait partie des déclassés. La mère, ruinée par l’administration coloniale, livre un combat sans fin, contre la misère, contre les eaux du Pacifique qui rendent impossible toute agriculture, contre la corruption, contre « l’injustice fondamentale qui régit l’histoire des pauvres du monde ». Peut-on être si lucide qu’on finit par en perdre la raison ? J’aime que les enfants puissent aussi rire de cette tragédie, qu’il en émane un souffle de vie. La pièce de Duras est un puissant réquisitoire contre le colonialisme et l’injustice sociale. C’est aussi un geste d’écriture amoureux − amour fait d’attirance, rejet, violence − pour cette mère dévorante, qui restera, sans doute, une énigme. »
Christine Letailleur
DATES :
Mise en scène Christine Letailleur
Avec Alain Fromager, Annie Mercier, Hiroshi Ota, Caroline Proust
Scénographie Emmanuel Clolus, Christine Letailleur
Lumière Grégoire de Lafond avec la complicité de Philippe Berthomé
Son Manu Léonard
Vidéo Stéphane Pougnant
Assistanat à la mise en scène Stéphanie Cosserat
Le décor et les costumes sont réalisés par les ateliers du TNS.
Le texte est publié aux Éditions Gallimard (1989).
Avec les extraits des films Erotikon de Gustav Machatý (1929) et Le village de
Namo : panorama pris d’une chaise à porteurs de Gabriel Veyre (1900)
Avec l’autorisation de Dilia, de la Národní filmový archiv et de Sessler Verlag
pour Erotikon.
Production Théâtre National de Strasbourg, Compagnie Fabrik Théâtre.