« Marguerite Duras savait raconter les «amours impossibles». La metteur en scène Christine Letailleur le rappelle dans sa version d’Hiroshima mon amour, tirée du scénario que l’écrivain avait écrit pour Alain Resnais (1959). Elle en restitue les dialogues sur un plateau vierge, à l’exception d’un paravent installé au centre. Avec un acteur japonais, Hiroshi Ota, et la Française Valérie Lang. Exceptionnelle. Le spectacle commence par un gros plan en clair-obscur sur le couple, nu, enlacé. Elle, venue de Paris pour tourner un film sur la paix à Hiroshima. Lui est architecte japonais. Le temps de la passion est compté, elle rentre en France dès le lendemain. Il a survécu à la catastrophe nucléaire. Elle la reconstitue d’après les documentaires qu’elle a visionnés. Il lui répète: «Tu n’as rien vu à Hiroshima.»
Les corps sculptés par la lumière
Le destin du couple se confond avec celui de l’explosion nucléaire. L’auteur de L’Amant traite du désir et d’un peuple pris dans les ravages de la guerre. De l’oubli aussi. Qui efface la souffrance. L’héroïne dit à son amant d’un jour qu’elle a été tondue à la Libération parce qu’elle a aimé un «ennemi». L’entreprise de Christine Letailleur, également scénographe, est plutôt réussie. Les lumières de Stéphane Colin sculptent véritablement les corps. Valérie Lang et Hiroshi Ota donnent à entendre l’écriture ciselée, répétitive et elliptique de Marguerite Duras. Des micros font résonner leurs paroles. Des films montrant des images d’Hiroshima anéantie, des extraits de Pluie noire de Shohei Imamura et la musique envoûtante soulignent la sensualité des deux amants. On ne peut pas ne pas penser à Fukushima.
La voix au timbre si particulier de Valérie Lang sied à merveille à la petite femme de Nevers, «amorale» et déterminée.
D’abord cette image du couple enlacé, nu, plaqué sur une cloison figurant un lit à la verticale, dans le noir, le corps juste éclairé. Le monde n’existe pas; ou sinon par un seul mot prononcé lentement : « Hi-ro-shi-ma « . Et puis « Elle » et « Lui » arpentent la ville, qui bruisse de mille éclats de voix, après la bombe et la dévastation. Projections de la cité en ruine, d’arbres qui défilent. La paix incertaine, fragile. L’amour plus fort que la mort. L’oubli plus fort que tout… Avec sa mise en scène épurée, comme en apesanteur, Christine Letailleur restitue parfaitement la poésie et la douleur du texte de Marguerite Duras, « Hiroshima mon amour « , scénario écrit pour le film d’Alain Resnais (1959).
Le grand écart entre tragédie de l’Histoire et passion intime s’exécute avec finesse et fluidité, dans une nuit profonde où flottent les visages, les mains – illuminés par flashes de quelques lumières pâles ou d’images d’actualité. Les comédiens marchent lentement – clin d’oeil au théâtre Nô -s’effleurent et s’étreignent. Leurs mots, savamment amplifiés par des micros cachés dans l’obscurité, frappent plus encore que leurs gestes. Sur les cendres d’Hiroshima, naît un amour violent, éphémère, entre la Française qui repart le lendemain vers son pays natal et le beau Japonais. Cette passion réveille chez la femme le souvenir de son premier amour à Nevers : un soldat allemand, qui lui a valu le déshonneur. Grâce à la magie des ombres, des mots et des voix, on passe de la chambre d’Hiroshima à la cave de Nevers où, recluse, elle pleura son amant mort – rejetée par sa famille, tondue par les forces libres…
Duo de choc
Pour porter ce spectacle, créé il y a deux ans et demi au Théâtre Vidy-Lausanne et présenté aujourd’hui aux Abbesses à Paris, Christine Letailleur a réuni un duo de choc, dominé par Valérie Lang : « Elle » est la femme amoureuse, transfigurée par la passion, blessée par l’Histoire, la honte et la joie. Parfaitement à l’aise dans sa nudité, elle occupe la scène sombre de sa grâce et de sa présence fiévreuse.
Sa diction impeccable sert la langue de Duras, où chaque phrase est comme un slogan poétique, un refrain plein d’énigmes. Tour à tour froide et tragique, elle fait entendre la guerre et la paix, la haine et la passion. Hiroshi Ota, « Lui « , incarne avec charme et densité l’amant japonais – ses sourires, son débit lent et ému, son fort accent en font « l’amant » de Duras idéal, puissant, mystérieux et lointain.
A trop vouloir éviter le pathos et tendre vers l’universel, ce spectacle « parfait » bride parfois l’émotion. Le temps s’étire, se désagrège à l’envi et on peut s’agacer d’un rythme un peu lent. Mais cela n’amoindrit pas le tour de force : grâce à une lecture limpide et aux talents de théâtre réunis ici, le chef d’œuvre de Resnais/Duras connaît une nouvelle vie. Puisse « Hiroshima mon amour » tourner longtemps sur nos scènes.
On voit. On se souvient. On voit un dos d’homme et une main de femme qui le caresse. On se souvient de cette image emblématique du film « Hiroshima, mon amour ». Mais là, sur la seine, les mains, les voix sont palpables. Et les corps debout mais comme allongés. C’est d’emblée, troublant.
Mais si on entre dans le film c’est pour mieux l’oublier. Et la pièce fait affleurer dans le texte de Duras des lignes de force insoupçonnées. Avec cette version théâtrale de « Hiroshima mon amour » au Théatre national de Bretagne, à Rennes, Christine Letailleur signe son travail le plus accompli. Sade, Sacher Masoch, et aujourd’hui, Duras. Jolie trilogie au cœur du désir.
Après l’image, les premiers mots du film écrit par Marguerite Duras pour Alain Resnais. Inoubliable tout autant. « Tu n’as rien vu à Hiroshima », dit-il. « J’ai tout vu. Tout », dit-elle. Tout le texte va développer cet incipit énigmatique. « Scénario et dialogue M.Dureas », est-il écrit sous le titre dans l’édition Gallimard (Folio numéro 9).
Le « dialogue » est intégralement, dans le spectacle de Letailleur. Incandescent, joyeusement impudique dans la nudité de sa profération « live ».
Il et Elle ont leur vie. Elle ment sans mentir
Elle est actrice, elle est venue à Hiroshima tourner un film sur la paix. LE film s’achève, elle rentre le lendemain à Paris.
Elle le dit à l’homme qu’elle caresse (des circonstances de leur rencontre, on ne saura rien), elle lui dit qu’elle aime les garçons, qu’elle est d’une « moralité douteuse ». Elle ment sans mentir. Il et Elle ont leur vie, sont mariés, ont des enfants.
Elle est allée au musée d’Hiroshima, a lu des livres, elle sait tout, elle croit tout savoir de l’explosion qui a précipité la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Elle lâche le nom de la ville où elle a vécu toute la guerre, om elle était quand la bombe explosa, Nevers. Elle dit : « C’est à Nevers que j’ai été le plus jeune de toute ma vie. » Il reprend avec son accent japonais à tordre les mots : « Jeune-à-Ne-vers ».
Alors à ce corps désiré t sans nom d’une nuit au bout du monde, elle va parler de cette blessure jamais refermée que résume le nom de Nevers. Dans cette ville elle a aimé un soldat allemand, tué à la veille de la Libération près de chez elle. Elle a été tondue, ses parents (père pharmacien), l’ont enfermée dans une cave.
Nevers versus Hiroshima
Les deux histoires d’amour, les deux villes se caressent mutuellement. Elle :
« Je te rencontre.
Je me souviens de toi.
Cette ville était faite à la taille de l’amour.
Tu étais fait à la taille de mon corps même.
Qui est es-tu ?
Tu me tues.
J’avais faim. Faim d’infidélités, d’adultères, de mensonges et de mourir.
Depuis toujours.
Je me doutais bien qu’un jour tu me tomberais dessus.
Je t’attendais dans une impatience sans borne, calme.
Dévore-moi. »
Il la désire autant qu’elle le désire mais c’est elle qui l’entraine dans son délire, sa conjuration de l’oubli par l’oubli. Au final, Il est Hiroshima, Elle est Nevers. « Ton nom à toi est Nevers. Ne-vers-en-France », dit-il. Derniers mots.
Tout est là sur le plateau, à vif : les peaux, les mots, Et les voix
Sur le plateau : la nuit. Pour seul décor (ni lit, ni rien). Et deux corps dans cette nuit. Et des images venues de la nuit comme cette jeune japonaise d’un film d’Inamura qui se peigne et perd ses cheveux suite à l’explosion, dialoguant avec les mots de la tondu et d’autres images (après l’explosion) qui bordent les amants d’une nuit.
Le film de Resnais oscille entre les deux villes, mouvements, mouvements de caméra à l’appui. Rien de tel ici. Les images (noir et blanc) sont des chambres d’écho. Passe brièvement un fantasme des bordels d’Hiroshima : la femme en tenue d’infirmière (écho au père pharmacien).
Tout est là sur le plateau, à vif : les peaux, les mots. Et les voix. Voix sombre, fluide et comme mouillée de la femme française (Valérie Lang, habitée comme jamais, son plus beau rôle), voix saccadée et ourlée de nœuds de l’homme japonais (étonnant Hiroshi Ota que l’on a vu dans les spectacles d’Oriza Hirata).
Fascinant jeu durasien que celui du présent se réappropriant une mémoire enfouie. Ce jeu-là, le théâtre, dans le présent même de la représentation, le porte à son comble.
On flotte dans un espace et dans un temps incertain
Les spectateurs sont pris dans la même nuit. Les corps apparaissent à peine, lueurs hypnotiques, comme irradiées d’une lumière intérieure. On flotte dans un espace et un temps incertains, comme si la lenteur voulait retarder l’oubli (« je me souviendrai de toi comme de l’oubli de l’amour même ») en le ralentissant.
Une lenteur de « lanterna magica » qui veille dans la nuit continuelle (une modeste torche tient lieu de poursuite vers la fin), comme une note tenue qui ne cessera qu’aux saluts, une heure trente plus tard.
Il fallait oser. Rivaliser avec une voix (celle vaporeuse et chaude d’Emmanuelle Riva) et des images en noir et blanc de corps couchés dans une maison japonaise, cadrés au grain de l’épaule près. Il fallait oser mettre en scène cinquante ans après ce qui fut d’abord un scénario pour Alain Resnais, écrit par Marguerite Duras en 1958 et tourné un an plus tard.
Le spectacle, bâti sur le texte intégral, résistera-t-il à nos souvenirs ? De toute évidence, oui. Car cette brève histoire d’une passion vécue par ces deux personnages tombés dans les bras l’un de l’autre à Hiroshima – quatorze ans après la bombe atomique et la Libération – est indissociable de l’écriture simple et incisive de Duras. Avec ses phrases uniques et efficaces pour dire le désir… « Tu me tues, tu me fais du bien », lance l’actrice française venue au Japon tourner un film sur la paix à l’architecte japonais qu’elle aime d’un coup, plus que tout… Et quand bien même les anciens cinéphiles n’oublieraient rien de leurs impressions anciennes, elles agissent en douceur, comme une basse continue, une sourdine favorable qui va dans le même sens que ce que l’on voit sur scène.
Une femme et un homme, de dos sur fond noir, à la nudité sculptée par une lumière sombre. Ils sont debout, on les croirait couchés, alanguis. Une main caresse un corps avec lenteur et cela pourrait durer des heures. Le dialogue des amants se construit pareillement à cette intensité lente. Elle, c’est Valérie Lang, actrice qui a déjà forgé avec la metteuse en scène Christine Letailleur une belle complicité autour d’un répertoire littéraire érotique (La Philosophie dans le boudoir, de Sade, ou La Vénus à la fourrure, de Sacher-Masoch). Lui, c’est Hiroshi Ota, souvent dirigé par le dramaturge japonais Oriza Hirata. Beau couple : blanche silhouette féminine contre homme mince en costume noir. Ils se fondent parfois dans les images projetées des ruines d’Hiroshima telles que le cinéaste japonais Imamura les a filmées. Ils disparaissent, renvoyés souvent à leur solitude, et réapparaissent comme des précipités de l’amour. Des haïkus théâtraux.