Tel Peer Gynt pelant son oignon, Jakob Magnus dépèce une jeune femme : «J’ai commencé par lui découper le vagin parce que je pensais que c’était le chemin le plus sûr vers le mystère […]. L’ouverture fut bientôt détruite et je n’avais rien trouvé. Je fis appel à mes connaissances, cherchai la vessie et les muqueuses vaginales, avançai jusqu’à l’utérus. Tout cela ne m’apportait que déception et me donna le courage de risquer une grande coupe à travers le corps […]. Pour finir, je pelai la peau du visage ; mais je ne trouvai que de la chair vive et sanguinolente […].»
Exil en Norvège. «J’aimerais savoir si l’on peut trouver l’âme […] j’ai cherché et je n’ai pas trouvé», conclura Jakob au terme de la confession hallucinée qui le conduit à l’échafaud. L’auteur allemand Hans Henny Jahnn avait 22 ans lorsqu’il écrivit Pasteur Ephraïm Magnus, en pleine guerre de 14, alors que lui-même vivait exilé en Norvège.
La pièce s’ouvre sur le monologue du vieux pasteur Magnus, qui agonise en pourrissant sur pied. Hantés par l’atrocité de la mort du père, ses trois enfants se lancent dans une folle quête d’absolu. A Jakob, la débauche et le sadisme. A Ephraïm, secondé par sa sœur Johanna, la souffrance, jusqu’à la castration et la crucifixion, avec en prime l’inceste et la nécrophilie. Toutes ces horreurs n’empêchèrent pas la pièce d’obtenir en 1920 le Prix Kleist, la plus prestigieuse des récompenses littéraires en Allemagne. Brecht, qui disait admirer Jahnn, en présenta quelques extraits dans les années 20 mais Pasteur Ephraïm Magnus, qui suscita la polémique, ne fut pratiquement jamais monté du vivant de son auteur. Jahnn demeura jusqu’à sa mort, en 1959, un auteur maudit, scandaleux (en partie pour sa bisexualité proclamée), et largement méconnu en dehors de son pays, notamment en France.
Texte majeur. Grâce au travail du traducteur René Radrizzani et aux éditions José Corti, l’oeuvre de Jahnn émerge peu à peu des ténèbres. En 2001, au TGP de Saint-Denis, Christine Letailleur livrait une éblouissante version de sa Médée hantée par le sexe (Jason y est l’amant de ses fils) et le racisme. Elle aura mis quatre ans à convaincre un théâtre (le TNB de Rennes) de l’aider à monter Pasteur Ephraïm Magnus, dont elle a pu présenter une version complète au Festival Mettre en scène. Repris à Gennevilliers, son spectacle n’est pas l’exhumation d’une curiosité pour spectateurs avertis, mais la révélation d’un texte majeur servi par une mise en scène qui fait tout entendre sans complaisance.
Impossible d’incarner ou d’illustrer un texte aussi effrayant. Christine Letailleur opte pour une vaste chambre noire, faiblement éclairée, laissant les images aux mots seuls. Ses acteurs ne sont pas pour autant des récitants neutres; ce sont des voix attentives à défendre la parole du poète jusque dans ses méandres les plus fous, et des corps qui captent la lumière. Une main qui se pose sur une épaule, un sein qui se dénude, une caresse ou un geste d’abandon, il règne sur le plateau une douceur de la chair qui s’oppose à la putréfaction des mots, en rend l’écoute sinon paisible, possible.
Valérie Lang (Johanna), Stanislas Nordey (Jakob), Philippe Cherdel (Ephraïm) et leurs quatre camarades (Yves Ruellan, Stéphanie Cosserat, Guillaume Doucet et Charline Grand), descendant sans trembler dans la crypte de celui qui écrivait, au milieu de sa pièce : «Que celui qui aurait été choqué par la première partie, ne serait-ce que sur un point, et qui persisterait à s’estimer irréprochable, ne se donne pas la peine de poursuivre. J’ai encore beaucoup à dire.»
Il faut aller entendre Jahnn.